Fabrizio et moi nous étions remis en marche. Il avait bien vu que reparler de ces évènements m’avait rendu un peu mal.
– Viens, on va prendre un aperitivo ! Et raconte moi la suite.
Nous repartîmes donc dans le dédales des ruelles et des ponts et le gris dans le ciel commençait à se foncer à mesure que le soleil, invisoble, devait chercher l’horizon pour se cacher.
– Oh, je vais essayer d’écourter la suite… J’ai l’impression de parler depuis des heures déjà… Comme je le disais, la normalité n’était plus qu’une impression. Un jeu. Quelque chose s’était cassé. Je crois que tout le monde a vécu les attentats sans savoir vraiment exprimer son mal-être…
Franck avait souffert en amour, par le passé. Il avait cru en l’amour, il avait tout perdu à deux reprises. Je pense que cette noirceur qui s’est alors installée dans nos vies parisiennes l’a fait prendre conscience que cela risquait de se reproduire.
Tu sais, on avait beau faire les fiers en terrasse de café dès les jours suivants, retourner poser une fleur place de la République à la tombée de la nuit, ou aller devant le Carillon où des guirlandes multicolores avaient été étendues était une sorte de pélerinage sombre. Comme si dans nos vies, un ombre essayait de dévorer nos espoirs, en silence, doucement, sans se montrer… Il m’envoyait encore moins de messages qu’avant, j’avais l’impression qu’il s’enfermait en lui-même, et peut-être que mes tentatives pour changer cela le poussèrent encore plus dans ses retranchements. Et puis son bar l’épuisait, il commençait tôt le matin, et ne rentrait jamais chez lui avant 22 ou 23 heures. J’eus de plus en plus l’impression d’être une fatigue supplémentaire le week end quand j’étais là, même s’il me disait que je lui donnais de la force.
Et puis j’eus l’impression à partir de fin janvier que nous ne nous parlions plus… J’avais décidé de lui laisser de l’espace, de le laisser venir vers moi. Mais il restait dans son bar et dans son mutisme. Il ne vint pas à ma recherche.
Je me demande si je ne l’écrasais pas trop, avec mes projets pour le futur, mes envies, mes réussites, mes offres d’emploi. J’avais l’impression de ne pas l’aider.
Un week end, le mois dernier, je me sentais mal et fatigué. En me voyant, ce soir là, il le remarqua tout de suite. « Ne t’en fais pas, ce soir, je ferme tôt, et on va se coucher tôt ». J’étais sorti à quelques rue de là pour attendre. « Tu m’envoies un texto quand je peux venir ? » Il avait acquiescé.
Et puis il fut minuit, puis une heure, puis deux heures, puis trois heures du matin, et toujours je n’avais pas de nouvelles.
J’avais envie de rentrer chez Cec, et de dormir. Mais à l’idée de rentrer de cette façon me parut passive-agressive, et contraire à ce que j’essaie de créer, pour une relation saine. Alors je suis allé au bar de franck.
Un peu ivre, le froid me mordait le visage. Ma tête s’alourdissait à mesure que je marchais. Et une fois sur place, les rideaux étaient tirés mais j’entendais la musique et les rires, et les éclats de joie. Ses ami·e·s du quartier, qu’il connaissait depuis des années étaient là, comme tous les week-ends. J’eus envie de rentrer, encore. Mais je ne pouvais pas agir de cette façon là. Je ne le voulais pas. Alors je frappa, et l’on vint m’ouvrir avec des exclamations de joie. Tout le monde était content de me voir. Mais las, je m’assis sur un des tabourets haut, prêt à dormir.
« Tu as pas l’air d’aller bien ! » me dit Franck. Intérieurement j’avais envie de crier que non. Déjà, quelques heures plus tôt, il l’avait bien vu.
« Mais, tu as de la fièvre ! Pourquoi tu ne me l’as pas dit, j’aurais fermé le bar avant ! »
Je n’avais plus d’énergie pour répondre. la fièvre, encore supportable quelques minutes auparavant m’avait à présent vidé de toute vie. Son associé, qui était toujours là, nous dit de partir, il pouvait bien fermer le bar.
Franck me fit entrer dans un taxi et trente minutes plus tard, je claquais des dents en essayant de me réchauffer sous la couette.
Franck vint à mes côtés. Et je lui demandai à mi-voix, une fois que les lumières furent éteintes « tu nois un futur pour nous deux ? »
Franck fut sincère. « Je ne sais pas ».
Mais pour moi, faible et ayant juste envie d’un peu de réconfort, je le vécus comme un coup de poignard.
Nous ne dormîmes pas enlacés l’un contre l’autre, ni nos lèvres se frôlant, cette nuit là. J’étais finalement éteint, moi aussi.
Je revins à Paris deux semaines suivantes. Je lui donnais rendez-vous dans un café. Et je lui expliquais que je ne savais pas quoi attendre pour la suite.
« Nous avons pris une direction pas très engageante. Tu ne cherches jamais à me parler ni à me voir, j’ai l’impression d’en faire soit trop, soit d’attendre. J’ai l’impression que quand je serai à Paris, en avril, nous ne serons plus obligés de nous voir le week-end juste parce qu’habituellement je vis loin. Et ton jour de repos, je travaillerai. Je me lancerai dans mon nouveau boulot, tu oublieras de m’appeler, de me dire de venir. Je ferai des efforts au début, je viendrai te voir. Et puis moins. Et on ne se verra plus qu’une fois par semaine, quand on ne sera pas trop crevé. Puis une fois toutes les deux semaines… Je m’en veux un peu de te dire cela, car je sais que tu fais aussi des efforts. Mais je n’arrive plus à me contenter des retours positifs de tes amis. J’ai envie, j’ai besoin de t’entendre me dire que tu tiens à moi. Et je sais que ce n’est pas facile pour toi, que tu es hyper sensible, et que tu cherches avant tout à te protéger. Je le sais, tout cela… Mais je ne peux pas non plus m’ignorer dans cette histoire. Est-ce que tu crois que tu peux faire un plus grand pas vers moi ? »
Fabrizio et moi étions à ce moment là devant la taverne, mais il m’écoutait avec attention et ne faisais pas encore mine de vouloir passer la porte.
Franck me répondit simplement « non. Je ne suis pas prêt. »
Cela me rendit infiniment triste, mais je respectais sa réponse. J’avais été direct. Il était sincère. Game over.
Je concluais par le fait que c’était dommage, et que je m’étais bien projeté. Mais que je lui souhiatait le meilleur, bien sûr. Nous étions retournés à son bar, et au croisement de la rue Jean-Pierre Timbaud, je le pris dans mes bras une dernière fois. Espérant un revirement.
Il n’y en eut pas. Je sentis son regard dans ma nuque dans les pas qui me menèrent à la bouche de métro.
C’était une fin un peu douce-amère. Il y avait des sentiments. Mais des besoins différents…
C’était il y a deux semaines.
Fabrizio me prit par l’épaule.
Viens, on va se réchauffer avec du Spritz. Ca va te faire du bien !
Et nous nous engoufrâmes à l’intérieur de la Taverna al Remer, qui me rappelait les ferme-auberges de Bretagne avec ses lumières orangées qui caressaient les murs de pierres.