Finalement, une grande partie des bâtiments les plus emblématiques d’Istanbul se trouvaient dans le petit quartier de Sultanahmet, sur la rive européenne de la ville. Et historiquement, cela faisait sens. C’est dans cette partie de la ville que les Grecs avaient construit un acropole, qu’un hippodrome romain avait été construit puis utilisé jusqu’au 12ème siècle. Les empereurs byzantins avaient fait construire leurs palais et Sainte Sophie à côté de tout cela, et quand vint le temps de la conquête ottomane, Mehmet II avait conservé Hagia Sofia intacte, la réaménageant en mosquée. Ce quartier avait donc été pendant près de deux mille ans le centre rayonnant du pouvoir des trois villes successives : Byzance, Constantinople, Istanbul…
En 1595, la frontière de l’Empire Ottoman est arrivée en Europe jusqu’aux portes du royaume d’Autriche et les deux puissances se lancent dans la Longue Guerre (Je vous encourage à googler la Carte de l’Europe en 1600, parfois j ai l’impression que mes cours d’histoire ne parlèrent jamais assez de l’importance de l’Empire turc). Cette longue guerre dure 13 ans, et le Sultan Ahmet Ier ne parvient pas à capturer l’Autriche, qui en retour, ne parvient pas à faire reculer les Ottomans. Un traité de paix sans réel vainqueur est signé, et le Sultan décide de construire une mosquée pour apaiser Allah. Il choisit les palais byzantins abandonnés, face à l’hippodrome et face à Sainte Sophie pour y construire une grandee mosquée qui rivalisera avec l’ancienne chrétienne Ayasofia, alors la mosquée la plus populaire d’Istanbul. C’est ainsi que naît le projet de la Mosquée Bleue, dont les plans rapellent la structure de Hagia Sofia, pourtant construite mille ans auparavant.
En repensant à ce jour-là, j’eus aimé raconter tout cela à Giulia, mais en Turquie, Wikipedia était bloquée, et mon VPN également. Elle m’aurait encore regardé mi-amusée, mi-inattentive, comme les fois suivantes en Thailande ou au Cambodge… Ces petites moues qui à présent me manquent…
Nous arrivâmes donc en fin d’après midi devant la fontaine où de nombreux touristes se prenaient en photo, et nous avançames vers l’entrée de la mosquée qui fermerait au coucher du soleil. Allions-nous avoir assez de temps ?

Giulia avait prévu un châle léger pour se couvrir la tête, et nous retirâmes nos chaussures pour rentrer. L’entrée était gratuite.
L’intérieur de la mosquée était serein et agréable, mais je m’étais attendu à plus de bleu. Giulia me chuchotta qu’elle pensait que les couleurs avaient dû s’estomper avec les années. Fair assumption, répondis-je. La partie réservée aux touristes non croyants était assez limitée, et il y avait des travaux. Aussi il ne nous fallut pas plus de vingt-trente minutes pour admirer les coupoles, et les mosaiques et céramiques avec leurs motifs somptueux de géométrie et de couleurs.
Giulia sourit en me regardant prendre des photos des coupoles. « Tu aimes vraiment les céramiques toi ! » Je repensai à toutes ces visites en famille ou scolaires, plus jeune, ou je trouvais cela particulièrement rasoir. Est-ce que mon regard avait changé ? Ou bien est-ce qu’il y avait à Istanbul une beauté vraiment particulière ? J’étais incapable de trouver une véritable réponse. Peut-être un peu des deux.

Il fut enfin temps de sortir, et le soleil commençait à être bas sur l’horizon. Il était trop tard pour visiter le palais de Topkapi ou le musée Archéologique, alors nous décidâmes de marcher en direction de la place Taksim.
Nos pas nous firent longer l’enceinte du Grand Bazar, puis nous fûmes à Eminonu, ce quartier le long de la rivière, traditionnellement connu pour ses pêcheurs et ses Balik ekmek (poisson-pain). Avec la tombée du jour, la ville se parait de lumières, et je compris que les bateaux qui paraissaient richement décorés étaient justement les endroits où l’on cuisait le poisson fraîchement péché pour le vendre en sandwiches. Giulia s’exclama :
– Ça a l’air trop bon, viens, on va en manger un !

En vrai ça avait plutôt l’air dégueulasse (je n’aime pas le poisson, alors un tiers de baguette avec un filet de poisson blanc revenu au barbecue me laissait assez de marbre), mais voyager, c’est essayer !
Giulia s’avança vers le Turc qui prenait les commandes. « Merhaba, iki balik ekmek, lutfen! »
Je n’en revenais pas. » Mais tu parles turc ???? »
« Non, pas du tout. » Répondit-elle, super fière de son effet. « J’ai juste retenu comment compter de 1 à 10 et deux trois mots de politesse. »
» Tu m’épates ! »
« Mais non voyons, je suis arrivée il y a presque une semaine. J’ai eu le temps d’apprendre deux-trois trucs. Tu verras, toi aussi tu feras pareil »
Elle était bien confiante, sachant que je me battais depuis trois jours pour réussir à dire « merci », « teshekkur ederim« . Qui avait eu l’idée folle de faire une expression de six syllabes ? J’avais l’impression d’être dyslexique tellement je réarrangeais sans le vouloir consonnes et voyelles, sortant des absurdités qui faisaient rire les turc.que.s à qui je parlais. Au moins je les mettais de bonne humeur…
Assis sur une chaise en plastique, j’ajoutai énormément de citron pour réhausser le goût fade du poisson. Avec le crépuscule, le froid était tombé sur la ville et Giulia commença à frissonner. Je n’en menais pas plus large, alors qu’il devait faire presque 20 degrés. Le balik ekmek n’était au final pas si mauvais.
– Mais dis-moi, commença Giulia en se tournant vers moi, tu m’as dis que tu arrivais à Istanbul le 14 novembre et on est le 16. Tu as visié quoi du coup ces deux derniers jours ?
– Oh, comme je t’ai dit, j’étais chez mon pote Jesper qui habite à Büyükada.
– Il est turc ?
– Non, Allemand. Il fut l’un de mes premiers crushes de fin d’adolscence… Mais c’est une longue histoire…
– Vu le temps que tu as pris pour me raconter ton Emir du Bahrein avec qui tu as passé quoi ? Cinq heures ? Je m’attends au pire, Giulia soupira… Puis face à ma mine vexée, elle ajouta : allez, vas-y Escri, raconte moi qui est ce Jesper…