« Bon, alors, t’as couché avec ou pas ? »
Assise en face de moi, Giulia sirotait son latte. Depuis le café du jardin de Sainte Sophie, nous regardions les gens entrer et se prendre en selfie tandis que je lui racontais les dernières nouvelles. Je grimaçai en mangeant le baklava horriblement détrempé que la vendeuse du café m’avait survendu.
« Non. Ce fut une expédition, car mon frère voulait faire un after dans sa chambre d’hôtel avec Hussein, mais le réceptionniste de nui ne nous a pas laissé rentrer. Du coup j’en ai profité pour filer avec mon flirt à son hôtel. Je ne savais pas trop pourquoi je le suivais. Car il n’y avait eu aucun bisou ni vrai contact en boîte. Mais alors que nous marchions dans le froid, en face du Rijksmuseum, alors que nous attendions un Uber, il se pencha et me fit un petit bisou sur la joue… Awww, c’était trop adorable. (Giulia leva les yeux au ciel, ses lèvres laissant échapper un « mamma mia »), mais le truc qui cassa un peu l’ambiance, c’est qu’il se mit à parler de religion. «j’ai trouvé la preuve de l’existence de Dieu, et ce n’est pas facile. Mais je ne sais pas si ça t’intéresse». »
Giulia se mit à rire : « génial, plan cul parfait. On a toujours envie de parler théologie en préliminaires ! »
« Mais il était tellement mignon avec ses grands yeux brillants et son air un peu triste. J’avais juste envie de le serrer dans mes bras. Et du coup, en arrivant à son hôtel, je l’ai laissé me parler de Dieu, ou de cette entité cosmique qui serait infinie et éternelle parce que, tiens toi bien, le temps est un concept que nous ne comprenons pas, et c’est une boucle »
« Ouais, bref il a vu Interstellar » Giulia tournait sa cuillère machinalement dans son verre. « Vous les mecs, pour tirer votre coup, vous êtes parfois tellement prêts à tout endurer, on ne vous donne pas assez de crédit pour ça… »
J’essayai de protester faiblement : « non mais je pense que le pauvre est enfermé dans un carcan religieux et familial strict, et il essaie juste de trouver une façon d’accepter son homosexualité. Du coup ensuite, il m’a expliqué qu’il aimerait trouver une relation avec quelqu’un qu’il pourrait juste voir quelques fois par an, et qui accepterait de ne pas avoir de vraie vie de couple. Je lui ai répondu que clairement je n’étais pas certain de pouvoir être cette personne pour lui. Je suis pas forcément colle-colle et je tiens à mon temps libre et à mon autonomie, mais je suis un peu trop entier. Alors il prit un petit air triste. Et c’est moi qui lui un fait un bisou sur la joue à ce moment. Et il s’est éclairé d’un coup, il était beau… »
« Attends, tu veux dire qu’à ce stade là, il n’y a eu que deux bisous sur la joue ??? Minchia, les Amish, à côté de votre soirée c’est du porno… Bon tu me raconteras la suite plus tard. Tu m’as donné rendez-vous ici et j’ai fini mon café depuis 5 minutes… »
Giulia se leva d’un bond. Elle semblait porter le même legging noir qu’elle avait à Bonn, mais par dessus elle avait une tunique à motifs orientaux. Avec son teint légèrement hâlé, elle aurait pu être Turque autant qu’Italienne. Elle ne passait pas pour une touriste. (« en même temps, ça fait quatre jours que je suis ici, j’ai eu le temps de m’adapter, moi ! Allez, viens, suis-moi !! »

Une bonne partie de l’intérieur était caché par d’énormes échafaudages, mais elle ne put réprimer un « wow » en entrant dans la partie principale, ignorant les panneaux explicatifs du couloir encerclant le centre de l’ancienne église. Son sourire illuminait tout et elle brillait tant que pendant quelques secondes j’oubliai de regarder ce qui m’entourait. Et puis je levais les yeux vers le dôme immense et les symboles en arabe qui étaient accrochés en hauteur. Malgré le peu d’ouvertures et ses murs massifs, la lumière emplissait Hagia Sofia et lui connaît beauté, sérénité et solennité. Giulia tournait sur elle-même, le regard vers le haut à admirer le dôme. Elle n’avait pas d’âge, femme et enfant à la fois, se moquant du reste du monde, mais non sans un immense respect pour l’endroit où elle se trouvait.
Regarde, me dit-elle, il y a des gens sur la coursive en haut. Il doit y avoir un accès. Elle saisit ma main, et m’emmena autour, cherchant l’escalier. Il se trouvait en réalité à gauche en entrant dans le premier couloir del’entrée, nouos étions passé.e.s devant sans le voir. Mais passé les premières marches, ce ne fut pas un escalier qui nous attendait mais un petit passage sombre et aux dalles peut-être aussi anciennes que cette ancienne église, construite par l’empereur byzantin Justinien, au 6è siècle… Giulia faillit trébucher, car elle ne regardait pas le sol et courait à moitié, mais se rattrapa sur moi, elle me tenait toujours la main. « Bah on s’en fout » répondit-elle à mon injonction de faire attention ». La vie, ça ne devrait pas être s’inquiéter pour des chutes ». Était-ce de la candeur, cette façon d’avoir réponse à tout ?

Enfin nous fûmes à l’étage et elle se rua au milieu des gens pour regarder depuis cet étage. Je me mis à sourire tellement son enthousiasme me contaminait. Était-ce là le sentiment de se sentir en vie que j’avais oublié ? Je poussai un bref soupir et fit des coudes pour me positionner à ses côtés, en glissant des « sorry » mensongers.

Penchée sur la balustrade, elle se tourna vers moi : « j’ai l’impression que tu te poses tellement de questions que tu oublies de vivre. Tu es un idiot ! » Je ne sus pas quoi lui répondre. Comment pouvait-elle avoir un avis aussi défini alors que nous nous étions à peine croisé.e.s auparavant ?
Mais l’heure n’était pas à réfléchir, après avoir observé Sofia depuis sa hauteur avec gourmandise, elle répartit aussi prestement de son poste d’observation et décida de continuer son exploration. Je la suivis.
Nous fîmes le tour, ou du moins de la partie accessible. Puis nous redescendîmes. Par les fenêtres, les rais de lumière semblaient devenir matière. Malgré les travaux, Hagia Sofia (Sainte Sagesse, ou Sagesse Divine) gardait cette aura de sacralité et de beauté que certains édifices gardent par-delà les siècles.

Enfin, Giulia ralentit et concéda à ce que je lise les informations.
Lorsque l’empereur Romain Constantin se convertit au christianisme, il met fin aux persécutions (an 313), mais cela crée un schisme. En 330, il fonde Constantinople (qui était déjà une ville) et décide d’y bâtir une basilique, alors sans nom. Les gens l’appellent communément Megale Ekklesia (la Grande Église). Détruite deux fois, c’est l’empereur Byzantin Justinien (suite à la séparation de l’Empire Romain en ceux d’Orient et d’Occident) qui fait bâtir la Hagia Sofia (début de la construction en 532) telle qu’aujourd’hui. Les pierres et éléments arrivent de partout. Même Childebert 1er, le Mérovingien, fit parvenir du marbre noir. Des tremblements de terre par la suite firent refaire le dôme au cours du 6e siècle. [nombreux événements] Puis en 1453, quand Mehmet II conquiert Constantinople, il transforme Hagia Sofia en Ayasofia et en mosquée. Les Ottomans n’auront de cesse d’apporter des modifications et embellissements, et en 1934, Ayasofia est « dé-cultisée » et devient un musée, ce qui correspond à la laïcisation de l’époque.
Giulia lisait les panneaux un peu distraitement, préférant regarder les badauds. Puis quand j’eus fini la lecture elle demanda : bon et alors, did you fuck him?
Je lui racontai qu’il m’avait proposé du ghb, elle fronça les sourcils. « Non mais j’ai refusé. De toute façon je n’étais en état de rien. Il en a pris un peu, et je lui ai dit que j’allais bientôt rentrer. Il s’est allongé près de moi, et a fini par m’embrasser, puis je l’ai serré contre moi, en lui caressant les cheveux. Il m’a demandé si j’avais déjà eu ces moments-là, sous-etendu de tendresse pure, sans que ce soit sexuel. Je lui ai répondu que oui, avec mes exs, en regardant un film ou juste comme ça… Il avait les yeux fermés et se laissait câliner. « Alors c’est à ça que ça ressemble ? » Cette phrase échappée dans un soupir medonna envie de lui donner tellement d’amour et d’affection, à ce pauvre garçon qui pensait ne pas pouvoir connaître ue relation romatique suivie. Alors nous sommes restés un peu plus d’une heure ainsi, à nous serrer l’un contre l’autre et à nuos embrasser avec douceur. A un moment il me surprit à respirer on odeur. « Je sens la transpiration ? » Non. Il sentait bon. Alors il prit ma tête, et sentit mes cheveux. « C’est come cela qu’avec ma mère nous nous sentions quand j étais petit. Nous étions juste dans une bulle d’amour chaste, que je ponctuais de « je ne vais pas tarder à rentrer » sans poour autant être capable d’abandonner sa peau.
Et puis il fut temps pour lui de rassembler ses affaires. Il était dix heures et il devait bientôt faire son check-out. De mon côté, j’étais censé retrouver mon frère et Nicole pour déjeuner. Alors nous sommes descendus dans la rue, pour une dernière cigarette.
– J’aimerais te revoir
– Moi aussi, mais je ne sais pas où je vais, ni quand je rentre. Si je rentre…
Et dans cette rue grise du Jordaan, nous nous sommes embrassés une dernière fois, devant les rares passants de ce dimanche matin, et il n’a presque pas fait attention au regard des gens. »
Nous étions à présent assis.e.s près d’une colonne de Ayasofia. Giulia semblaitun peu émue par ce récit. Elle me demanda si j’allais le revoir. Si nous nous étions recontactés depuis. Il y avait eu quelques messages, mais il semblait avoir repris son quotidien.
« Mais qui sait, cette Terre est immense et pourtant toi et moi nous sommes croisé.e.s par hasard à Rome. Alors nous verrons bien… Et peut-être qu’il y a une raison pour chaque chose… »
Giulia baissa la tête et parut perdue dans ses pensées et murmura « Oui, une raison pour chaque chse, sûrement… »